TEFAF
Voir 36 chandelles à Maastricht

S’il y avait un Hit Parade ou un Salon annuel des grandes foires internationales d’Art – une Foire des Foires, en quelque sorte – la TEFAF y serait dans une classe à elle seule. Celle du Best Of : organisation, offre et présentation y sont parfaits. Sa 36è édition combinait confirmations et découvertes.

Confirmation: cette année, par ses 50 000 visiteurs, celle de l’importance de Maastricht aux yeux des amoureux de beauté et de raffinement du monde entier. Après l’interminable parenthèse du Covid, simples curieux comme grands collectionneurs avaient manifestement beaucoup de plaisir à revivre l’expérience, presque sensuelle, de marcher lentement au long d’allées d’une moquette velours qui étouffe les bruits, à la rencontre de chefs-d’oeuvre admirablement mis en valeur. On percevait dans l’attitude des conservateurs de musée qui, nombreux, visitaient la foire comme un soupçon de jalousie devant ces étalages d’un luxe insolent pour leurs moyens… La voûte uniformément noire qui coiffe le quadrillage de stands tous différents, en style comme en taille, multiplie l’efficacité d’éclairages qui font ressortir l’exceptionnelle qualité des choix des exposants. Quel que soit leur âge, leur état est incroyable : on dirait que ces meubles précieux, ces retables du Moyen Age, ces peintures, sculptures, ces cartes, ces bijoux, ces armures ont traversé les siècles à l’abri dans des coffres hermétiquement scellés. Ce n’est évidemment pas le cas et cette éclatante “mint condition” dit tout du flair et du niveau d’exigence des dénicheurs et des restaurateurs d’oeuvres d’exception.

COMBIEN POUR CE QUI N’A PAS DE PRIX ?

Les meilleurs du monde sont présents, les prix sont logiquement en conséquence. De plus en plus rares sur le marché, les cotes des pièces vraiment uniques atteignent des estimations qui… restent la plupart du temps des estimations, discrétion oblige. Mais les affaires ont été bonnes lors de cette 36è édition. Quelques-uns des 270 exposants ont cité des montants coquets pour certaines de leurs transactions. Exemples parmi d’autres : aux alentours d’un million d’euros pour “Les quatre saisons” du peintre futuriste italien Giacomo Balla, à la galerie Antonacci Lapiccirella de Rome; 600 000 € pour une collection de 157 cartes à jouer anciennes, présentée par Daniel Crouch Rare Books. Elle contenait une rarissime “carte de nouveauné” hollandaise de la fin du XVIIIè siècle, provenant de la région d’Amsterdam. C’est en réalité la moitié déchirée d’une carte déposée avec un nouveau-né abandonné dans un hospice. L’autre demi-carte était censée permettre à la maman qui aurait changé d’avis de prouver son identité… Le spécialiste bruxellois des sculptures tribales, Bernard De Grunne, a quant à lui vendu neuf statues Mumuye qu’il présentait à des collectionneurs italiens, belges et français à des prix variant de 50 000 à 250 000 €. Plus récente, Astronaut, une statue en onyx rose d’Afghanistan de l’artiste digital et multimédia chinois Feng Mengbo, a été vendue par Littleton & Hennessy Asian Art à un collectionneur américain pour 240 000 € environ. Mais combien pour la Rolex Roi Midas telle que celle qui appartenait à Elvis Presley, série limitée à 1000 exemplaires ? La maison britannique spécialisée, Somlo, ne l’a pas révélé. Un amateur a-il-craqué pour la magistrale et monumentale (3 m x 5 m) “Vénus endormie” du Chinois Ai Weiwei, un tableau en briques de Lego que présentait GalleriaContinua? On n’en sait rien. Pas plus qu’on ne sait si les Magritte, Delvaux, De Chirico, Dubuffet ou Chagall qu’on découvrait au hasard des stands ont été vendus – ou sont en passe de l’être. On le saura probablement un jour, car les ondes de la TEFAF se prolongent des mois durant après la tenue de la foire. Avec une relance lors de l’édition de New York, cette année du 12 au 16 mai.

MARCHER SUR LE TAPIS DU BUREAU D’EMMANUEL MACRON

Avec les confirmations, les découvertes. Cette somptueuse vitrine de l’art, ancien ou hyper moderne, n’est pas seulement un terrain de chasse pour amateurs privilégiés, elle joue aussi un rôle de pilote en mettant en lumière une sélection d’exposants invités. Ainsi, le Mobilier National (une institution qui remonte au 17è siècle) exposait-il des échantillons du remarquable travail des artisans d’art et des experts qui oeuvrent pour le Patrimoine français. En particulier, l’ensemble de bureau Eidos XXI d’Ymer & Malta et du designer Benjamin Graindorge, installé pour l’occasion sur un voluptueux tapis de la tisserande finlandaise Jaana Reinikainen, provenant du bureau d’Emmanuel Macron à l’Elysée. Clin d’oeil, il jouxtait le bureau daté 1932 d’allure beaucoup plus simple d’Elizabeth Eyre de Lanux, choisi par le couturier Yves Saint-Laurent et Yves Bergé pour leur appartement de l’avenue de Breteuil. Présenté par la galerie parisienne Maxime Flatry, cet ensemble de chêne cérusé à l’austérité Art Déco avait quelque chose d’émouvant. Il était facile d’imaginer YSL dans son fauteuil aux lanières de cuir lustrées, penché sur un dessin à la lumière de la lampe… Preuve, une fois de plus, que le contexte de l’oeuvre d’art est aussi parlant que celle-ci.

DE COLORIBUS NON DISPUTANDUM…

L’art peut même parler à mots couverts, propager un message caché de protestation contre une dictature. Témoin, dans la section “Showcase”, rassemblant une dizaine de galeries émergentes, les intrigantes toiles abstraites de l’Argentin Jorge Orta que présentait la Frédérick Mouraux Gallery d’Uccle. Orta a puisé dans son expérience de l’oppression le concept d’Art Contextuel qu’il défend aujourd’hui avec son épouse britannique Lucy. Le peintre a tout juste vingt ans pendant les années noires du terrorisme militaire argentin et pour s’opposer à celui-ci par la culture et l’esthétique, il traduit les situations tragiques que vit son pays par des codes de couleur. Seuls des initiés pouvaient comprendre le message silencieux véhiculé par ces compositions géométriques aux harmonies vives ou tendres, où la teinte 09-B6.40.40, par exemple, évoquait un poème de Pablo Neruda, J’ai eu la douleur de glisser sur le sang. Jorge Orta a reproduit certaines des toiles de cette époque, détruites dans un incendie, elles irradient quelque chose de particulier. Elles parlent silencieusement et c’est aussi ce que font les plis et les déchirures du franco-belge Philippe Duboscq, dans un langage pictural très différent. Présenté par la même Frédérick Mouraux Gallery, il laisse les matières s’exprimer elles-mêmes, sans contrôle apparent. Le rapprochement de son travail avec celui du couple Orta, comme avec ceux de l’Américain Jonathan Adolph et du Français Philippe Pasqua, sélectionnés par Frédérick Mouraux : une véritable conversation, dans le petit espace d’un stand. Personne n’y a le dernier mot, c’est toute la richesse de confrontations d’ensemble comme la TEFAF.

FRÉDÉRICK MOURAUX, L’ART DE VIVRE UNE PASSION

Il a toujours su ce qu’il désirait : vivre dans le monde des artistes et partager leur passion. Après deux années d’Histoire de l’Art à Florence, c’est à New York en 1992-1994 que le jeune Frédérick découvre le marché de l’art, à la galerie Paul Kasmin de Soho. On l’y envoie dans les ateliers des artistes pour préparer avec eux les expos de la galerie, des contacts privilégiés très formateurs qui lui permettront plus tard, à Paris, d’organiser plusieurs expositions comme de donner des cours à l’université sur le marché de l’art. “La voie pouvait sembler toute tracée pour que j’ouvre ma propre galerie à Paris, mais je me suis dit qu’elle risquait de s’y perdre dans la masse. Bruxelles s’affirmait comme une capitale de l’art contemporain, il était logique de s’y installer” dit Frédérick Mouraux qui, à 54 ans, se félicite chaque jour de son choix.

Texte : Stève Polus
Photos : Jean Bourseau | Stève Polus