LIONEL JADOT
Il change la vie comme il vit les décors

Tombé tout petit dans la déco, l’architecte d’intérieur Lionel Jadot a créé avec ses ateliers de Zaventem un vrai compagnonnage de designers, artistes et artisans. Un étonnant caravansérail de talents qui s’épaulent. Et un concept qui s’exporte et qui ira loin.

Lionel, ce n’est pas seulement un autodidacte. Il est motodidacte, filmodidacte, recyclodidacte, décodidacte tout à la fois – et on en oublie, sans aucun doute, tant il en a sous le coude. Cet homme-là, sympa et causant, ne vous raconte pourtant pas d’histoires. Les histoires, il les fabrique, avec ce qu’il découvre et ramasse partout: ce sont ses décors qui, comme autant de plateaux de cinéma, racontent des vies, imaginaires et pourtant plus vraies que nature, car elles sont faites d’éléments authentiques, transmutés. La richesse de ses univers hétéroclites éclabousse les yeux dans le décor industriel désossé et décapé des ateliers qu’il partage, à Zaventem, avec la bonne vingtaine de designers et créateurs qu’il y a amenés pour en faire un “hub créatif”. Un village de talents autour d’une dalle d’usine. Des journalistes du NY Times l’ont qualifié de Guilde contemporaine, en référence aux confréries d’artisans du Moyen Age. C’était son but en le créant: conserver, propager et faire prospérer des savoir-faire, en voie d’extinction comme tant d’espèces animales: “L’urgence actuelle, c’est le délitement de l’artisanat européen, il faut valoriser et accompagner le renouveau de l’outil créatif d’ici. Réagir à la numérisation galopante, productrice de banalité made in China et d’océans de plastique…”

Zaventem Ateliers, vieille carcasse de brique flanquée de bâtiments industriels plus petits où se sont installés des designers, c’est une caverne aux trésors King Size. Sur 6000 m2, grosso modo la surface de 10 terrains de tennis, le regard ne cesse de s’étonner de la rencontre d’objets qui, tous, ont une histoire à raconter. Une œuvre d’art y devient table de ping-pong, des déchets industriels sont recyclés, compressés et moulés en forme de tabouret, il y gare les motos qu’il adore, un vieux canapé revit sous des tissus wax pétant de couleurs, un ensemble de “sièges de réunion” de différentes hauteurs, ressemble à une collection de rochers artificiels faits de toile de tente et de feuille métallique dorée, une table de réunion a sa surface supérieure composée de tranches de cassettes VHS, archives d’un vidéaste.

Transformer les bureaux en hôtel, sans changer l’âme d’un bâtiment iconique

Un foisonnement de déco-diversité, qui bouge en permanence et fait le succès de ce que Lionel Jadot rassemble. “J’ai banni une fois pour toutes la notion même de catalogue”, sourit-il. Toutes ces pièces si dissemblables ont en commun d’avoir de la patte et du talent, elles sont aussi uniques que ceux qui les ont créées. Indépendants, ils viennent de partout: derniers à monter à bord, Emma Cognée, une tisserande française qui travaille à base de plastique de récupération et le designer roumain Serban Ionescu, qui vient de quitter Brooklyn pour vivre à Bruxelles. Aucun d’eux n’est rémunéré par l’agence de Lionel, pas plus que celle-ci ne prend de commission sur les commandes qu’ils ont, ils sont séparés mais collaborent de manière horizontale. L’agence amène des projets, ouvre des portes, crée des opportunités et une dynamique de travail. Les designers, selon leur spécificité, se branchent sur tel ou tel job et traitent en direct avec les clients. Ceux-ci apprécient d’acquérir des pièces originales. Et la mécanique marche, fort. Exemple, à l’issue d’un mois et demi de brainstorming collectif intense – “une énergie folle dans la préparation” – , L’atelier Lionel Jadot a remporté le concours international lancé dans le cadre de la rénovation du célèbre quartier général de l’ex-Royale Belge, au Boulevard du Souverain à Boitsfort. Livraison en mars 2023. “Iconique de l’apogée en 1969 du fonctionnalisme, puissant, très fort, il avait été conçu exclusivement en tant qu’immeuble de bureaux. Le projet en fait un hôtel de 220 chambres, avec trois restaurants, un club de sport, une piscine intérieure/extérieure et nous, on s’occupe des espaces publics de l’ensemble. Notre idée, pour créer un lieu différent dans ce bâtiment extraordinaire, a été de le penser comme s’il avait été conçu comme hôtel dès le départ. Et surtout, d’éviter le vintage ou pire, le faux vintage. On invite les designers de Zaventem à échanger sur le projet. Le fait qu’ils traitent en direct avec le client final, sans intermédiaires, permet d’intégrer du design collectible contemporain dans un projet public d’envergure. On propose des meubles et des accessoires design, authentiques, qui pourront connaître une deuxième vie des années plus tard. Le client nous suit beaucoup en cela.” Il n’est pas le seul. Le même esprit a permis à l’agence de mener à bien le projet du Jam Hotel de Bruxelles (Olivia Gustot s’y chargeant des chambres, Lionel Jadot et son team, du reste) et, pour suivre, du futur Jam Hotel de Lisbonne, dans un ancien complexe de bureaux face au Tage. Inspiration constructiviste: “On reprend les codes du Jam de Bruxelles, mais avec une dimension supplémentaire d’interchangeabilité. Tout sera démontable pour pouvoir être réutilisé ailleurs par la suite.”

La deuxième et la troisième vie des bâtiments

Le concept même de Zaventem Ateliers est recyclé, exporté, comme à Baranzate (Milan) où Jadot et les designers de Zaventem ont transformé, le temps d’une expo estivale, une ancienne usine de machines à coudre Necchi en plate-forme de design. “Il s’agissait de mettre l’usine sur la carte du design, on campait à l’extérieur dans des mobilhomes et les visiteurs – 6000 personnes ! – devaient passer par notre camping pour entrer dans l’usine par une toute petite ouverture dans un mur. Et là, ils débouchaient sur 3000 m2 de design…” Baranzate, projet éphémère à l’origine, va se pérenniser et fait déjà des émules. Autre friche industrielle à l’abandon, Barrosinha, à 45 minutes de Lisbonne. Là, il s’agit d’une exploitation agricole sur 2000 hectares, viticulture, riziculture, avec 300 000 m2 construits, dans lesquels seront créés – en collaboration avec le remarquable designer Mircea Anghel, déjà sur place – hôtel, restaurants, ateliers de design. Idem en France, où les anciens ateliers Pouchard d’étirage de tubes, à Pantin, sont en passe d’être reconvertis en lieu d’habitation, avec food market, éventuellement des ateliers…

Des décors qui racontent des histoires

Faire, défaire, refaire, c’est pour Lionel une seconde nature, forgée au cours de son enfance, passée dans les ateliers familiaux Van Hamme. Sixième génération d’une dynastie de fabricants de chaises et fauteuils haut de gamme. “C’était ma salle de jeux, sur 3000 m2 ! On me laissait jouer avec tout ce qui tombait par terre et qu’on n’utilisait pas. J’en faisais mes cabanes, mes châteaux-forts, mes jouets. ” Il en a fait sa vie, aussi. Aujourd’hui encore à cinquante et quelques années, comme à dix, il commence par réfléchir à ce qu’il peut faire pour transformer quelque chose, pour en faire ce qu’il veut. Tout peut servir, du moment que les pièces gardent leur vérité. Certaines d’entre elles sont diffusées par deux galeries, Everyday et Todd Merrill à New York. Aux antipodes du boulot des “imagineers” de Disney, qui excellent à donner l’illusion de la réalité, l’art de Jadot est de transformer la réalité pour créer l’illusion qui excitera l’imagination. “Quand je conçois un décor, j’aime lui imaginer un passé. On crée une histoire, on cherche les accessoires sur lesquels on pourra appuyer le scénario. Avec l’équipe, c’est un processus qui tient presque de l’écriture automatique.” Comme au cinéma. Rien d’étonnant : Lionel Jadot est familier des scripts et de la réalisation. A son actif, deux courts-métrages primés et la production d’un long, Au nom du fils: “Quand on m’a proposé ça, je l’ai fait artisanalement, à ma manière, pour trouver les fonds, les lieux de tournage, créer une micro-économie autour du projet. Et ça a marché.” Et ça marche encore, la preuve.

Texte : Stève Polus
Photos : © Mireille Roobaert

Les Ateliers de Zaventem
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