ERIC DOMB, PAIRI DAIZA
“Seul l’amour nous sauvera !”

De la plaine qui roussit au soleil, l’approche de Pairi Daiza fait surgir deux lignes droites. La tour noire de l’Abbaye de Cambron fuse de ses 54 mètres par-dessus la cime des arbres, l’horizontalité des toits de 7000 places de parking barre le paysage. A perte de vue, 62 750 panneaux photovoltaïques: une centrale de 20 Mégawatts crête qui s’étale sur le plus grand carport solaire du monde, contribuant à l’objectif de décarboner entièrement le parc dès 2030. Plus près, c’est le chantier de la future entrée monumentale qui s’impose, double construction surplombée par une toiture au squelette métallique de gare de Calatrava.

Pour l’heure, on y accède encore par l’ancien portail de l’abbaye. Il a des dimensions plus humaines, mais pas assez confortables pour l’accueil des plus de deux millions de visiteurs annuels. Bientôt, ce gigantisme High Tech un rien réfrigérant – au moins, on y fera la file au sec – préludera au “Tour du Monde en un jour” sur les terres des moines cisterciens. Mais qu’importe le flacon: le magique Pairi Daiza, intra muros, ensorcelle mieux que jamais ses visiteurs de beautés, de surprises et d’émotions partagées.
Rien de trop beau ni de trop bon pour le meilleur jardin zoologique d’Europe: c’est depuis ses débuts le leitmotiv entêté de son créateur Eric Domb. Il a arraché à sa léthargie le domaine clos et perclus, s’est endetté pour y créer un parc ornithologique, pour ensuite le transformer avec une résolution sans failles en un vrai paradis. Le paradis du vivant, ce rêve que la découverte de Cambron a éveillé en lui, qui disait il y a quelques années avoir jusque là “sommeillé plutôt que vécu.”
Devenu réalité, le paradis n’arrête pas de croître et embellir; le rêve, lui, se fait toujours plus impérieux. Quatre nouveaux “mondes” sont en passe de s’ajouter à ceux qui existent, ah ! si les murs d’enceinte étaient élastiques… Et si les journées avaient quarante-huit heures, ce serait encore mieux.

Eric Domb (avec le sourire désarmant qu’il a souvent) : – Le vrai grand luxe ? J’ai presque envie de dire: Une journée sans rendez-vous !

L’UTILITARISME, C’EST PARFAITEMENT INUTILE

Une boutade, un poil de sourire, ça fait du bien dans ce monde de brutes où l’Homo soi-disant Sapiens se canarde et se bombarde alors que sa planète rôtit, suffoque et que ce qui lui reste de vie sauvage diminue comme peau de chagrin. Comment échapper au constat amer que l’homme est un animal toxique pour la biodiversité et qu’il en pâtira comme elle, par sa propre faute ?

E.D. : – En réalité, je ne suis pas sûr que le discours utilitariste – “sauvons la biodiversité pour nous sauver, nous” – soit efficace, ni qu’il soit tout à fait vrai. Il faut être réaliste, bien des espèces ne sont pas nécessaires à la pérennité des humains. Comme la Vénus de Milo ou la Joconde de Léonard de Vinci: l’Humanité peut très bien s’en passer. Mais ce serait trop triste que nos enfants ne puissent pas les connaître! Moi, éléphants, crocodiles ou tigres, je ne choisis pas, j’aime tous les animaux. Quel monstrueux gâchis de mettre en péril la survie du merveilleux résultat de millions d’années d’évolution du vivant…

ID-Mag : – Pourquoi dites-vous que l’utilitarisme est inefficace ?

E.D. : – Parce que le catastrophisme, ça ne fonctionne pas, ça ne sert à rien! La culture de l’indignation, quel résultat? Elle crée des prophètes de fin du monde qui flottent sur un bout de banquise: des héros inutiles. En 2003 déjà, avec nos amis du WWF, nous avions organisé ici une grande exposition sur les facteurs – changement climatique, fonte des glaces, etc. – conduisant à l’extinction de la vie sur terre, “La 6ème Extinction.” J’ai compris après cela que les faits, dans leur horreur, ne sont absolument pas déclencheurs d’action positive: le poids même des menaces nous écrase, annihile l’envie de lutter. Il n’y a qu’une seule raison, une seule énergie fondamentale qui puisse nous pousser dans la bonne direction, c’est l’amour. L’amour de la vie, l’amour du beau, avec un discours enthousiasmant, c’est cela qui a un impact positif et entraîne l’action. C’est le premier pas qui compte. Il n’est pas facile, mais gratifiant. Comme quand la Fondation Pairi Daiza permet de réintroduire au Brésil des aras de Spix, les jolis perroquets bleus du film Rio. L’espèce la plus rare du monde, officiellement éteinte dans son milieu naturel, sauvée par sa conservation au zoo. Voilà qui est efficace, mais compliqué à mettre en œuvre, car il faut tout apprendre de la vie sauvage à ces aras…

JE VIS UN RÊVE ÉVEILLÉ”

ID-Mag : – “See, Love & Save” – Voir, Aimer, Sauver: le baseline de la Fondation Pairi Daiza, c’est le résumé de vos actions ?

E.D. : – Les gens sont touchés au cœur par les animaux qu’ils côtoient de près. Plutôt que de les désespérer, on essaie de susciter en eux l’amour de la vie et des animaux, l’amour de la beauté, aussi. Un vieux proverbe chinois dit “S’il ne te reste que deux pièces en poche, achète un morceau de pain avec l’une et une fleur avec l’autre”… Voilà: avec Pairi Daiza, j’ai créé l’écrin où on peut venir s’émerveiller des beautés du monde. Mais le plus beau joyau de cet écrin, c’est l’amour pour les animaux qui peut naître et se développer ici. Seul l’amour nous sauvera! C’est pour cela que je veux revoir la communication du parc, rendre sa signalétique la beaucoup plus spontanée, qu’elle fasse appel à nos émotions et à nos sentiments. Pour que les visiteurs, de consommateurs de beauté qu’ils sont, se transforment en protecteurs de la vie et de la beauté. Il faut que ce parc soit beaucoup plus qu’un Jardin des Mondes. C’est ça, le rêve éveillé que je vis: vais-je ou non réussir à faire de Pairi Daiza un lieu d’impact plutôt qu’un simple lieu d’émerveillement et d’émotion? Il faut du temps pour, de l’amour, passer à l’action. J’ai plus de temps qu’avant, grâce aux talents qui m’entourent, mais la tâche est absolument immense et je m’y accroche de toutes mes forces… Le projet se crée au jour le jour, en le faisant !

RIEN NE SERA TROP GRAND POUR UN DESSEIN COMME CELUI-LÀ

C’est vrai, Eric Domb pourrait reprendre à son compte la réponse du génial J.R.R. Tolkien, à qui on demandait pourquoi il s’était lancé dans l’aventure démesurée du Hobbit et du Seigneur des Anneaux: “The story grew in the telling…” L’histoire grandissait au fur et à mesure que je la racontais…

ID-Mag : – Pairi Daiza, toujours plus beau, plus grand, pas de risque de tomber dans la démesure ?

Eric Domb : – Bien sûr que non! (la question l’amuse et l’irrite un peu à la fois) Une des vertus des grandes tailles, c’est la résilience: on est plus costaud. Pairi Daiza est heureusement devenu assez fort pour survivre à la baisse de fréquentation de deux années de Covid. Paradisio n’aurait pas tenu le coup. Et puis, quel mal y-a-t-il à voir grand? “Small is beautiful” serait-il devenu le slogan obligé d’une Wallonie condamnée à jamais à souffrir de ce fichu syndrome de victimisation qui touche toutes les catégories sociales? On a parfois l’impression qu’ici, quand quelqu’un a un grand projet, on le catalogue d’office comme un exploiteur. La croissance n’est ni bonne ni mauvaise, elle crée de la valeur et sans création de valeur à partager, pas d’impôt pour financer les besoins de demain! C’est une évidence, mais qui semble être totalement sortie des écrans radar, dans cette culture collectiviste qui n’ose pas dire son nom…
Une autre vertu de la taille, c’est qu’elle permet d’attirer plus de talents dans l’équipe pour concrétiser les idées et, en ce qui me concerne, c’est essentiel pour m’extraire de la tyrannie du quotidien. J’ai plus de temps qu’avant pour venir avec des idées, la seule valeur ajoutée que je puisse apporter à ce “best of” des Beautés du Monde que j’avais envie de partager. Mais du temps, il en faudrait encore beaucoup plus.

ID-Mag : – Alors, le vrai luxe pour vous, finalement ?…

E.D. : – Le vrai luxe, c’est de pouvoir donner champ libre à l’amour qu’on a en soi pour ce dont on rêve.
Dont acte.

Stève Polus