CHYPRE
Focus sur une île divisée

Située au Proche-Orient, Chypre est la troisième plus grande île de la Méditerranée après la Sicile et la Sardaigne. Néanmoins, d’un point de vue politique et culturel, l’île se rattache davantage à l’Europe, étant membre des principales institutions européennes. Elle possède des frontières maritimes avec la Turquie, la Syrie, le Liban, Israël, l’Égypte et la Grèce mais il existe également une curieuse frontière terrestre avec le Royaume-Uni. Lors de l’indépendance de Chypre en 1960, le Royaume-Uni a conservé la souveraineté sur deux bases militaires situées sur la côte sud de l’île.

KÝPROS, KIBRIS, CYPRUS…
Comme nous vous en parlions dans notre édito, ID Mag a créé une nouvelle rubrique intitulée Focus. Nous vous parlerons d’une destination non pas tant pour ses qualités touristiques que pour la singularité qu’elle représente. Et en ouverture de bal nous nous sommes rendus sur l’île de Chypre, plus précisément en RTCN, République Turque de Chypre du Nord. État autoproclamé occupant le nord de l’île. Cet état n’est reconnu par aucun pays, à l’exception de la Turquie. Son aéroport, Ercan, où nous avons atterri n’a de ce fait pas le statut d’aéroport international. Ce problème diplomatique fait que tous les vols allant à Ercan ou en revenant doivent transiter par la Turquie. Il s’agit d’un touch down ou d’une escale classique. Autre conséquence: seules les compagnies turques assurent la desserte. Nous vous proposons de découvrir l’histoire d’une île coupée en deux. Nicosie est la dernière capitale divisée au monde…

Important comptoir commercial aux confins de l’Europe, de l’Afrique et du Moyen-Orient, Chypre a suscité bien des convoitises tout au long de son histoire. Elle voit passer les Phéniciens, les Assyriens, les Égyptiens, Alexandre le Grand et devient gréco-romaine, puis chrétienne, et connaît des incursions arabes. Pendant les croisades, Richard Cœur de Lion la conquiert et la cède aux Templiers qui vont la vendre à l’ancien roi de Jérusalem, Guy de Lusignan. Ainsi, une dynastie d’origine poitevine régna pendant trois siècles sur Chypre.

Après un bref passage sous tutelle vénitienne, c’est la domination ottomane qui durera 300 ans. C’est ainsi qu’il s’est créé une communauté turque à Chypre. Pendant des années les Chypriotes grecs et turcs vivent en paix dans les mêmes villages, se tolèrent culturellement et religieusement, et s’entendent très bien. Mais en 1878, la Turquie vend Chypre à la Grande Bretagne et Chypre devient une colonie britannique.

Dès 1955 les Grecs chypriotes luttent pour l’indépendance du pays. Du coup les Anglais, pour semer la zizanie, ont l’idée géniale de proposer une division de l’île entre grecs et turcs chypriotes. Histoire de les fâcher. La Turquie, elle, met de l’huile sur le feu en encourageant les turcs chypriotes à rejoindre l’armée anglaise contre les grecs chypriotes qui eux veulent maintenant l’Enosis, c’est-à-dire l’union avec la Grèce qu’ils considèrent comme mère patrie.

Chypre accède à l’indépendance en 1960, la Grande-Bretagne, la Grèce et la Turquie étant désignées ‘puissances garantes’ de ce nouvel État bi-communautaire. En raison de tensions persistantes entre les deux communautés l’ONU lance en 1964 une opération de maintien de la paix.

LA LIGNE VERTE
En juillet 1974, l’armée turque débarque au nord de Chypre et occupe 36% du territoire de l’île, provoquant la fuite de près de 200.000 chypriotes grecs vers le sud, et le déplacement d’environ 40.000 chypriotes turcs vers le nord. Avant la partition de l’île, 18% des Chypriotes étaient turcs, 82% grecs. En 1983, les forces du nord proclament unilatéralement la naissance de la République Turque de Chypre du Nord, non reconnue par la communauté internationale à l’exception de la Turquie.
Il reste un point cependant qu’il est bon de mentionner, petite piqûre de rappel bienvenue, cinq jours avant l’invasion turque, le président chypriote Monseigneur Makarios était renversé par un coup d’Etat fomenté par le régime nationaliste des colonels au pouvoir à Athènes, en faveur de l’unification de Chypre et de la Grèce, le fameux Enosis.

Depuis 1974, la ligne verte divise l’île en deux. Le nom de ligne verte vient du tracé au crayon vert qu’un général anglais, responsable de la mission d’interposition en 1964, avait dessiné sur une carte de l’île. Cette ligne verte n’est pas une frontière : c’est une ligne de cessez-le-feu définie et contrôlée par les Nations Unies. Cette ligne verte, d’ailleurs, n’a rien d’une ligne. C’est une zone tampon démilitarisée aux allures barbelées. Côté turc d’ailleurs, des pancartes rouges indiquent « Zone interdite » en plusieurs langues. Il est interdit de s’approcher, interdit de prendre des photos. Nous en avons pris une, sans faire exprès…

Cette bande déchire la capitale Nicosie en son cœur. Elle marque en profondeur le paysage urbain, c’est surprenant. La barrière est avant tout matérielle: police, checkpoint, barbelés et autres sentinelles… Ruelles orientales, marchés, caravansérail et cathédrales ornées de minarets côté turc. Rues commerçantes aux enseignes actuelles, business center en pagaille, larges avenues et travaux pharaoniques côté grec. Mais gardons à l’esprit que Nicosie est plus sûre que la plupart des villes européennes et qu’aucun conflit armé ou violent n’est en cours.

En 2003 côté grec, plusieurs points de passage ont été ouverts sur la ligne verte. Aujourd’hui, cette frontière de facto est perméable. On observe des flux de personnes: fêtards, touristes ou travailleurs chypriotes turcs. La ligne de démarcation a déstructuré la ville, le pays, et créé des espaces urbains asymétriques. D’un point de vue culturel, politique, et économique, surtout. La différence est flagrante, notamment en raison de l’embargo imposé à la partie nord de l’île depuis 1974. Cependant la ligne n’est pas franchissable par tout le monde. Les habitants de la partie turque dont les parents ne sont pas nés à Chypre avant 1974, les colons, en somme, ne disposent pas de la nationalité chypriote et ont l’interdiction formelle de passer de l’autre côté. Comme nous l’expliquait notre guide turc L., un homme d’une culture inouïe, doté d’une mémoire abyssale, le périple n’est pas simple. Il doit quitter l’île et regagner la Turquie, se rendre à Athènes pour y obtenir un visa. Ensuite retour à Chypre toujours via la Turquie…

LES TENTATIVES DE RÉUNIFICATION

Conférence de Londres 1960

Le point de vue d’Ankara
Statu quo ou retour à la Turquie, qui entend maintenir son amitié avec la Grèce. Un prolongement historique et géographique de la péninsule d’Anatolie.

Par sa structure économique, l’île se trouve aussi rattachée à l’Anatolie. Chypre n’a jamais été en mesure de subvenir à ses besoins économiques sans faire appel à une aide extérieure. Les produits alimentaires dont elle a besoin abondent en Turquie, et lorsque, pendant la seconde guerre mondiale, les voies de ravitaillement entre la Grande-Bretagne et l’île furent coupées, Chypre vécut aux dépens de la Turquie. Chypre doit nécessairement, au point de vue militaire, appartenir soit à la Turquie, soit à un pays intéressé autant que la Turquie au sort des pays de l’Orient situés dans son voisinage. Cela revient à dire que dans le cas où la Turquie se trouverait entraînée dans une guerre, Chypre devrait alors se ranger à ses côtés. Toute aide extérieure ne peut lui parvenir que par ses ports de l’ouest et du sud de la Méditerranée car malheureusement les ports de l’ouest se trouvent dans la zone de l’ennemi éventuel.

Le point de vue d’Athènes
Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est étroitement lié à l’idéal de liberté

La politique que le gouvernement hellénique s’est tracée est claire et précise. La Grèce n’a jamais revendiqué le droit d’établir à elle seule le statut futur de Chypre. Elle a simplement demandé que la population de l’île puisse en décider librement. La Grèce acceptera et respectera toute décision qui, le moment venu, serait prise par la population de Chypre. quelle que soit sa teneur. Le gouvernement hellénique estime qu’il n’appartient pas à lui, ni à la Turquie, amie et alliée, de se substituer à la population de Chypre, en prenant des décisions sur le statut futur de l’île. Il ne faut pourtant pas oublier que c’est la Turquie qui a réussi à obtenir que le droit de disposer d’eux-mêmes soit reconnu à tous les peuples, sans exception.
« Nous ne demandons pas par conséquent l’annexion de l’île de Chypre ou bien son union avec la Grèce. Ce que nous désirons c’est de voir les Chypriotes obtenir la possibilité d’exercer un droit fondamental et internationalement garanti reconnu et conrmé par la Charte même des Nations unies: le droit de disposer d’eux-mêmes. »

1974, Coup d’état, invasion turque et partition…

Référendum plan Annan Avril 2004
Le secrétaire général des Nations Unies, Kofi Annan, propose un plan prévoyant la création d’une fédération : la République chypriote unie. Lors d’un référendum tenu le 24 avril 2004, la population se prononce cependant contre à 66,7 %.

Crans Montana Suisse Juillet 2017
Le secrétaire général de l’Onu s’était envolé pour la Suisse dans l’espoir de conclure un accord de réunification et le vice-président américain avait appelé les dirigeants pour les encourager à « saisir une opportunité historique ». Mais face à la persistance des divergences, Antonio Guterres a finalement mis fin aux discussions, extrêmement orageuses. « Malheureusement un accord n’a pas été possible, et la conférence a été fermée sans la possibilité d’apporter de solution à ce dramatique et durable problème. Cela ne veut pas dire que d’autres initiatives ne peuvent pas être développées ». Il a refusé de préciser les raisons de l’échec des pourparlers, mais a déclaré que de vastes divergences persistaient entre les deux délégations sur nombre de questions.
La géopolitique de Chypre constitue un cas d’école. La dimension identitaire pèse particulièrement lourd sur le destin de l’île. Or, les tensions ou les conflits qui en résultent s’avèrent partout parmi les plus difficiles à résoudre et les plus aisés à manipuler, de l’intérieur comme de l’extérieur. Le secteur bancaire chypriote, s’appuyant sur une législation particulièrement favorable en matière de fiscalité des entreprises, joue un rôle-clé dans l’affirmation de la République de Chypre comme un des principaux paradis fiscaux de la planète. Pour cela, elle est régulièrement placée sur la sellette par les ONG et les enquêtes parlementaires et journalistes d’investigation.

Dans les deux parties de l’île, le crime organisé transnational s’épanouit. Depuis les années 1990, la présence russe s’accroît. Les nouveaux riches de l’ère post-soviétique apprécient la combinaison de la culture orthodoxe, d’une villégiature agréable, d’un environnement fiscal avantageux et de l’acquisition aisée de la nationalité grâce aux Golden Passports généreusement distribués depuis 2013 en échange du placement de leurs fortunes dans les banques locales. Inévitablement, les facilités offertes n’ont pas échappé aux mafias russes.

LE GAZODUC EAST MED RENFORCE LES TENSIONS

Depuis la découverte des gisements gaziers au large de Chypre et d’Israël, de nombreux forages exploratoires ont été lancés en méditerranée orientale. Le potentiel énergétique de la région serait très important, et il pourrait représenter une alternative viable à l’importation du gaz de Russie. Après plusieurs mois de négociations, l’Italie, la Grèce, Chypre et Israël ont signé un accord de coopération énergétique en décembre 2017 afin de lancer la construction d’un tout nouveau gazoduc. Dans le détail, le projet de gazoduc East Med représente un pipeline de 1.900 km de longueur, dont 1.300 km offshore. Son tracé a été pensé pour relier les différents gisements gaziers stratégiques de la région, notamment le gisement Leviathan en Israël et le gisement Aphrodite au large de Chypre. Il possèdera également une connexion avec le gazoduc Poseidon (qui fait déjà le lien entre la Grèce et l’Italie). Au total, le gazoduc East Med devra permettre de transporter jusqu’à 16 milliards de mètres cubes de gaz vers l’Union Européenne. Ce sont les autorités chypriotes grecques qui ont lancé les forages exploratoires dans la région pour identifier les gisements de gaz en Méditerranée orientale. Une décision unilatérale qui a aussitôt rencontré l’hostilité de l’administration chypriote turque, qui voit d’un mauvais oeil l’accaparement des ressources naturelles par l’administration grecque de l’île. N’oublions pas que Recep Tayyip Erdogan a déjà, par le passé, envoyé des navires de guerre pour empêcher des missions d’exploration.

L’arbitre du projet East Med risque donc d’être l’Union Européenne, qui est sensée financer les 6 milliards d’euros du projet de gazoduc pour assurer sa mise en service à l’horizon 2025.