L’histoire des princes de Chimay est une saga vieille de mille ans, qui se lit dans les pierres de leur château. Incendiée à sept reprises au cours des siècles, aujourd’hui, après 13 ans de travaux, la demeure ancestrale est plus belle que jamais.
Dans la cour d’entrée du château magnifiquement restauré, Philippe, 22ème prince de Chimay depuis 1486 et son épouse, la princesse Françoise, accueillent leurs visiteurs avec simplicité et gentillesse. Le soleil caresse les carreaux d’ardoise de l’immense toiture et de la tour au bulbe typique, enflamme les piques de cuivre doré à la feuille qui coiffent les fenêtres. C’est un vaisseau de pierre dans un écrin vert de 130 hectares.
“350 huisseries remises à neuf et 350 000 nouveaux carreaux d’ardoise taillés sur mesure” : Anne Deroover, gestionnaire de l’ASBL Château de Chimay, peut en être fière, la restauration est spectaculaire, à l’extérieur déjà. Et confortablement accueillante, une fois à l’intérieur. Oubliée, l’austérité des façades de pierre grise de la région. Un coup de baguette magique a fait du vieux château une demeure à l’élégance et au charme inattendus. Murs aux couleurs vives – vert bouteille, rouge profond, bleu Nattier, jaune d’or, on pourrait se croire dans une mansion de Kensington ou un palazzo romain. Des fleurs partout, la princesse y tient, pour le plaisir des visiteurs du château. Elles sont cultivées dans un coin du parc de 130 hectares.
Elle avait inspiré Marcel Proust
Des portraits d’ancêtres aux murs, comme il se doit. Parmi eux, ceux de grandes dames de la famille. Madame Tallien, qui sut mettre fin à la Terreur pendant la Révolution française en intervenant auprès de Tallien, son époux. Plus près de nous, Élisabeth de Riquet de Caraman-Chimay, mieux connue sous son nom de femme mariée: Comtesse Greffulhe. L’amie du photographe Nadar, de Pierre et Marie Curie, d’Edmond de Goncourt, de Stéphane Mallarmé et de Marcel Proust, à qui elle inspira le personnage de la Duchesse de Guermantes de A la recherche du temps perdu. Cette galerie est incomplète, le plus ancien portrait doit être, selon le prince Philippe, celui de Pierre-Paul de Riquet, le génial concepteur du Canal du Midi pour Louis XIV. Les prédécesseurs? Volés, disparus, brûlés peut-être au cours des siècles et lors de l’ultime offensive allemande, la Bataille des Ardennes de 1944. Plus actuels: les amusants portraits des princes actuels, réalisés à New York par Adam Pfeiffer et, au détour d’un couloir, une belle image noir et blanc de la princesse, qui est une surprise. Nathalie Gabay l’a photographiée dans une pose à la Lady Di, son cliché a été surchargé ensuite de “tatouages” digitaux par le plasticien Jean-Luc Moerman… D’autres œuvres, de Marie-Jo Lafontaine, Hans op de Beeck, Koen Van Mechelen entre autres témoignent des parcours digitaux organisés en ce château décidément voué aux artistes.
Des chambres discrètes dédiées aux artistes
Dans un couloir bleu pâle de l’étage, la fin d’après-midi auréole de lumière dorée huit très belles statues de Gilles Lambert Godecharle (1750-1835), représentant vertus cardinales, théologales et Agriculture. Un Christ de Marcel Delmotte conclut sur une note ultra-moderne cette enfilade de silhouettes blanches. Les couloirs ici changent de couleur, de style, au gré de la fantaisie toujours raffinée de la maîtresse de maison. Ils ouvrent sur 13 chambres, tendues de tapisseries de chez Watts of Westminster, éditées par Marie-Séverine Hoare, une autre princesse de Chimay. Certaines chambres sont dédiées aux familiers du château. La chambre Wim Delvoye, tissée de brocart à la pourpre cardinalice, la chambre Comtesse Greffulhe, la chambre Madame Tallien, celle du Prix Nobel de Physique François Englert… Il y a la ravissante chambre des enfants princiers, avec ses petits lits à baldaquin de toile de Jouÿ, le couloir qu’on appelle celui de l’Orient Express, avec ses portes bleues sur lesquelles on a apposé les plaques de la Compagnie des Wagons-Lits que portait le wagon privé des princes de Chimay, privilège pratiquement royal.
Le monde a changé, les privilèges aussi… Laissant la part belle aux visiteurs du château, le couple princier vit dans ce que la princesse appelle, avec le sourire, son “deux pièces cuisine”. Très confortable, quand même. Mais elle n’hésite pas à enfiler une salopette si nécessaire; elle a gratté à la brosse métallique des pierres de la façade, s’est essayée à la pose de feuilles d’or, polies à l’agate. Le chantier de la restauration, 13 ans de travaux, impliquait l’intervention de douzaines d’artisans? On les a logés sur place et tout le monde, princes y compris, se retrouvait pour les repas dans leur maison à l’entrée du domaine. Aujourd’hui, les visiteurs peuvent y voir un numéro spécial de Secrets d’Histoire, consacré à Chimay par Stéphane Bern et visible exclusivement ici. En l’honneur de ceux qui y ont travaillé, la maison a été baptisée Maison des Artistes.
Des miniatures imaginaires qui font rêver
Impossible de passer à côté du talent de Thierry Bosquet, auteur de tant de décors de théâtre et d’opéra. Il avait réalisé celui du mariage des princes, qui en fêtent le dixième anniversaire cette année. A Chimay, un petit salon de musique octogonal a été orchestré par cet amoureux du baroque; Bosquet y a réalisé dix chambres miniatures, des maquettes décorées avec une délicatesse infinie. Il faut s’approcher tout près, on s’y voit dans un minuscule miroir du boudoir de la Pompadour, on détaille le portrait de Madame Tallien dans son intérieur imaginaire. Une plongée magique dans le monde de Lilliput XIV.
Bosquet et Moerman, si différents, se retrouvent aujourd’hui associés dans l’ornement le plus célèbre du château ressuscité: le bijou de théâtre baroque de 130 places qu’y créa Madame Tallien. Certaines des colonnes soutenant le balcon proviennent du Château de Fontainebleau, qui lui avait servi de modèle. C’est l’écrin des saisons musicales de Chimay, avec des concerts publics et des séances beaucoup plus privées, des master classes pour des chanteuses d’opéra Les décors de scène ont la patte de Thierry Bosquet, au plafond, c’est Jean-Luc Moerman qui occupe l’espace, avec un intrigant “origami” géant, en papier découpé par l’artiste et les 13 enfants d’une famille de Chimay discrètement soutenue par les princes.
Il a choisi la liberté à Chimay
La petite scène, elle, est juste assez grande pour le Steinway à queue choisi pour elle à Hambourg par Valeri Afanassiev, lauréat 1972 du Concours Reine Elisabeth de piano. Il l’a sélectionné avec un soin tout particulier, en témoignage de gratitude pour l’immense cadeau reçu à Chimay, quarante ans plus tôt. En 1974, Afanassiev donne son premier récital à Chimay. Il a résolu de fuir l’oppression communiste d’Union soviétique et de passer à l’Ouest, tout est arrangé. Quand les applaudissements fusent dans la salle, le pianiste salue, une main frappe sur son épaule. C’est le signal. La main est celle du prince Elie, le père de Philippe. Il emmène Afanassiev dans les coulisses sous un prétexte et le fait sortir du château par un souterrain. C’est sans doute un des plus beaux présents jamais faits à un artiste par un prince: un avenir libre.
Texte : Stève Polus
Photos : © Olivier Polet